jeudi 12 septembre 2013

Les jihadistes européens sur le chemin de Damas

Septembre 2013. Le Courrier de l'Atlas.

Les jihadistes européens sur le chemin de Damas.

Analyse de l'ampleur du phénomène à partir d'entretiens avec quatre experts :
- Aaron Zelin, chercheur au Washington Institute for Near Eastern Policy.
-Marc Sageman, ancien de la CIA, psychiatre, spécialiste des réseaux terroristes.
-Alain Chouet, ancien chef du renseignement à la DGSE, spécialiste de la Syrie.
-Fabrice Balanche, spécialiste de la Syrie au Groupe de recherches et d'études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient.



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Les jihadistes européens sur le chemin de Damas
La Syrie s'est installée durablement comme la principale destination des apprentis jihadistes européens, loin devant l’Afghanistan ou le Mali. Selon  différentes estimations, il y aurait entre 200 et 800 jeunes islamistes européens sur le front en Syrie. Qui sont-ils ? Quelles sont leurs motivations ? Dans quelle mesure représentent-ils une menace pour les Etats européens ?
Par Antoine Flandrin

Son dernier post remonte au 21 mai. Ce jour-là, Abdel Rahman Ayachi publie sur Facebook quatre photos de lui prises dans le maquis. Sur l’une d’entre elles, ce jiahadiste français d’origine syrienne de 30 ans brandit fièrement un AK 47. Quarante personnes « aiment ça ». Une petite notoriété que Abdel Rahman Ayachi savoure comme cet article qui lui est consacré sur Global Post, un journal en ligne américain. « Mon rêve, c’était d’agrandir mon entreprise et de devenir un businessman. Maintenant, je suis à la tête d’une compagnie de 600 hommes, mais ce sont des combattants, pas des informaticiens », déclare-t-il en riant à la journaliste. Accusé d’appartenir à une cellule terroriste, Ayachi a fui la Belgique, en juin 2012, après avoir été condamné à huit ans de prison. « Même si j'aime et respecte ce pays et ses valeurs, cela fait longtemps que j'envisageais de partir », affirme-t-il, bravache. Il n’aura pas eu le temps de recevoir la bénédiction de son père, Bassam, un imam radical bruxellois, libéré en juillet 2012, après avoir été emprisonné quatre ans en Italie pour terrorisme. Abdel Rahman Ayachi laisse sa femme et sa fille Hajar, âgée de quatre ans. On le retrouve le 18 septembre, à Antakya en Turquie, d’où il rouvre sa page Facebook. Puis, aucune trace pendant six mois. Ayachi, fait partie de cette génération de jeunes jihadistes qui maîtrisent les réseaux sociaux, les utilisent pour mieux brouiller les cartes. A-t-il effacé des messages compromettants en route ? On n’en saura pas plus. Il réapparaît le 14 avril. Ce jour-là, il affirme avoir été touché par cinq éclats d’obus près de Homs, tandis que son compagnon d’arme, le Français Raphaël Gendron, est tué. Comment est-il devenu entre temps « Abou Hajar », chef de la brigade des Faucons de Sham ? Sa page Facebook ne le dit pas, pas plus que l’article de la journaliste américaine. Celle-ci s’est bien gardée de dire si elle l’a rencontré en personne. On en doute. Trop tard. De nombreux sites  belges et français ont repris l’information, sans l’avoir vérifiée, faute d’envoyé spécial sur le terrain. Le 19 juin, Ayachi est tué à Idlib au nord-ouest de la Syrie, emportant avec lui son secret dans la tombe.

Le jihad à seize ans
En Belgique, il devient la star d’un jour. Le départ vers la Syrie de nombreux jeunes musulmans radicalisés a suscité une forte émotion. Les autorités belges sont sur le qui-vive depuis que deux lycéens âgés de 16 ans ont rejoint, en avril, leur grand frère en Syrie par leurs propres moyens. Pour enfoncer le clou, la RTBF (Radio Télévision Belge Francophone) a diffusé dans la foulée un reportage dans lequel on voit un mineur prendre l’avion tout seul pour Istanbul sans qu’on lui demande quoique ce soit. Les services secrets français ont également suivi les déplacements de deux lycéens partis en Syrie dans l’intention de se battre avant de revenir en France et de réintégrer leur classe d’école. « Se rendre en Syrie ne pose pas actuellement de problème particulier pour des résidents européens, explique Alain Chouet, ancien chef du renseignement à la DGSE (Direction Générale de la Sécurité extérieure)  et spécialiste de la Syrie. Il suffit de se rendre en Turquie, où la plupart des Européens ne sont pas astreints à visa, de traverser le pays et de se rendre dans les nombreuses infrastructures mises à disposition des rebelles syriens par l'armée turque et le parti AKP le long de la frontière syro-turque et dans la province du Hatay ». Pour autant, les aspirant jihadistes doivent montrer patte blanche. La Turquie n’est pas une passoire. « Les autorités turques contrôlent très bien leur territoire. Elles sont intraitables avec les jihadistes qui tentent de s’émanciper de leur tutelle. Fin mai, elles ont arrêté à Adana douze jihadistes en possession de 2 kg de gaz sarin, précise Fabrice Balanche, spécialiste de la Syrie, chercheur au GREMMO (Groupe de Recherches et d'Etudes sur la Méditerranée et le Moyen-Orient).    

Combien de jeunes Européens ont pris le chemin de Damas ? Aaron Zelin, chercheur au WINEP (Washington Institute For Near Eastern Policy), auteur d’un rapport sur les jihadistes européens en Syrie, estime qu’ils seraient entre 140 et 600, soit 7 à 11% des jihadistes étrangers. « Cette estimation a été réalisée à partir de 450 sources issues des médias occidentaux et arabes, mais elle date du mois d’avril. Le nombre a considérablement augmenté depuis », admet Aaron Zelin. Les estimations les plus hautes font état d’au moins 800 jihadistes européens, selon Le Figaro. Soit une fraction des 30 à 40 000 jihadistes étrangers qui formeraient eux-mêmes un tiers des forces opposées au régime Assad. Difficile sur ce point d’obtenir des sources concordantes. Pour sa part,  la DGSE indiquait au Monde, le 15 mai, que de 180 à 200 résidents français, en flux, se sont rendues, depuis un an, sur le sol syrien pour aller se battre. Les services belges, quant à eux, estiment que ces aspirants combattants seraient au moins 500. Selon Aaron Zelin,  la mobilisation des jihadistes européens en Syrie est aussi élevée que pendant la guerre en Afghanistan dans les 1980 en Afghanistan et la guerre en Irak dans les années 2000. « La différence, c’est la rapidité avec laquelle s’est faite cette mobilisation, ajoute-t-il. En Irak, la mobilisation a atteint son point culminant, après six ans, au plus fort de l’occupation américaine. En Syrie, cela aura pris deux ans ».

Des convertis qui veulent jouer les premiers rôles
« En Europe, les réseaux salafistes recrutent dans leurs milieux, à la sortie des mosquées, lors de réunions discrètes », explique Fabrice Balanche. Les cas examinés par la justice française  présentent des caractéristiques assez communes : primo-croyants, autoradicalisation, petite délinquance, âges qui oscillent entre 20 et 35 ans, quête identitaire. Flavien Moreau, jeune Français de 25 ans d'origine coréenne, arrêté à son retour sur le sol français, suite à des déplacements suspects en Syrie, en fait partie. Mais, à l’instar de Raphaël Gendron, 38 ans, une part notable des convertis suivis par les services de renseignement est plus hétéroclite. Converti à l’islam, il y a vingt ans, Gendron, qui avait grandi à Paris, a découvert l’islam radical à Bruxelles, à travers les enseignements du père d’Abdel Rahman Ayachi. Deso Dogg, célèbre rappeur allemand d’origine ghanéenne, devenu Abou Maleeq, a appelé ses « frères allemands » à faire le jihad avant d’aller combattre en Syrie. Marc Sageman, psychiatre, ancien de la CIA, spécialiste des réseaux terroristes, a étudié leurs profils : « La plupart des convertis qui découvrent l’islam radical ne savent en général pas grand chose de la religion. Ils n’ont pas les outils intellectuels pour comprendre que le salafisme est une version très sélective de l’islam.  Leurs amis leur montrent des vidéos sur YouTube dans lesquelles ils voient des musulmans se faire égorger. La colère monte en eux. Le jihad devient une cause sacrée. Comme tout combattant, ils veulent devenir des héros. Tout cela se passe dans leur tête. Ils fabriquent tous seuls les modèles qui correspondent à leur idéal du jihad. Les jihadistes n’ont jamais vraiment répondu aux ordres d’Al Qaïda. Ayman Al Zawahiri n’a aucune crédibilité, aucun pouvoir ».


Du porteur de gamelle au Rambo de l’Islam
Une fois sur place, les candidats sont en majorité recrutés par Jabhat Al-Nosra qui a pris l’ascendant sur les autres groupes islamistes. « La quasi totalité des rebelles sont des sunnites, l'Islam sunnite est l'élément mobilisateur de tous à plus ou moins forte dose. Vous n'avez pas de bataillon laïc, au sens français du terme, vous n'avez pas de groupes marxistes », insiste Fabrice Balanche. Même l’Armée syrienne libre, constituée de militaires déserteurs et de volontaires civils non islamistes déclarée, qui revendique 100.000 hommes, est dominée par les officiers engagés sur le plan islamique. Le Franco-Libanais Hussam Al Sham, mort le 25 juillet 2012, fait partie de ces jihadistes salafistes qui se sont engagés dans les rangs de l’ASL. Un message fleurant bon la propagande posté par un de ses compagnons d’arme sur le forum d’Al Jazeera, en dit long sur les tensions au sein de l’ASL.  « Le frère était connu pour encourager les combattants de l’ASL à adhérer à l’islam, ainsi que les musulmans les plus pieux à intégrer ses rangs et à ne pas la laisser aux mains des laïcs ». 

Les jihadistes européens ne jouent pas dans la même cour que leurs homologues arabes, caucasiens ou afghans. De qualité et  valeur très inégales, ils vont du combattant expérimenté au simple « porteur de gamelle ».  « Vous avez les "Rambos de l'islam", les combattants aguerris qui font le coup de feu depuis quinze ans aux quatre coins du monde musulman qui sont les troupes de choc. Ils proviennent du Pakistan (réfugiés tchétchène et Afghan), d'Irak, de Libye… Ils sont bien équipés, structurés. Les nouvelles recrues venues d'Europe, de Tunisie sont moins aptes au combat, mais elles apprennent vite. Elles sont utilisées dans un premier temps pour contrôler la population, harceler les troupes d'Assad confinées dans les bases militaires et faire des attentats suicides ».Toutefois, les jihadistes européens ne servent pas tous de chair à canon.  « Comparé à  la guerre en Irak, il n’y a pas eu beaucoup d’attentats suicides pour l’instant, précise Aaron Zelin. Jabhat al Nosra a lancé une soixantaine d’opérations de ce type, ce qui n’est rien par rapport à ce qu’a entrepris Al Qaïda en Irak ». Marc Sageman partage cette analyse. « En Irak, les attentats suicides portaient la signature de Zarqaoui, le chef d’Al Qaïda en Irak. Il ne faisait confiance à personne, sûrement pas aux jihadistes étrangers, raison pour laquelle il les a utilisés pour des opérations kamikazes. Le Front Al Nosra n’en est pas là. Mais cela peut changer. Surtout si un jihadiste européen réussit un attentat suicide d’une grande ampleur ». 

Le retour des "Arabes syriens" : une menace potentielle
Les jihadistes n’ont pas tous les moyens de naviguer dans l’univers géopolitique complexe et pluriel des groupes rebelles armés. La majorité reste discrète. Aaron Zelin, qui a étudié les forums et les pages Facebook utilisés par les jihadistes en Syrie, note que les Européens sont beaucoup moins présents sur la toile que leurs homologues arabes. « Les jihadistes ont une page Facebook sur laquelle ils postent tous les jours les avis de décès de martyrs étrangers morts en Syrie », explique Aaron Zelin. Au 1er juin, celui-ci avait établi que 280 jihadistes étrangers étaient morts en Syrie, dont une dizaine d’Européens. « 280 cela me semble trop peu, juge Fabrice Balanche. Une autre source (reprise par Al Manar) annonce 4,000 étrangers morts en Syrie depuis le début du conflit. Le bon chiffre doit entre les deux. Les jihadistes évitent de publier les noms de leurs morts étrangers car cela montrerait leur importance dans les combats ». « Il est possible que les groupes jihadistes ne veulent pas qu’il y ait trop d’informations sur les combattants européens, pour ne pas effrayer davantage les services secrets européens », reconnaît Aaron Zelin.

De fait, les services secrets des Etats européens s’inquiètent du retour de ces jihadistes dans leur pays d’origine. La menace est évaluée à l’aune des tueries de Toulouse et Montauban en mars 2012 et de l’attentat de Boston en avril 2013. Mohamed Merah se serait rendu dans les zones tribales au Pakistan pour y recevoir un entraînement au jihad, tout comme Tamerlan Tsarnaev en Tchétchénie. Marc Sageman pense que cette menace est exagérée. « De nombreuses cellules islamistes comme Forsane Alizza et Sharya4Belgium ont été démantelées en Europe. Elles sont toutes condamnées à mourir. A moins que les troupes occidentales n’envahissent à nouveau un pays musulman, je ne pense pas qu’ils lanceront des attaques à leur retour. La préoccupation actuelle des combattants, c’est la Syrie, pas l’envahisseur infidèle occidental. Merah et Tsarnaev ont en commun d’avoir agi pour venger les musulmans tués par les soldats français et américains en Afghanistan. Or, les troupes occidentales sont justement en train de se désengager de ce pays, bientôt il n’y aura plus un seul de nos soldats là-bas ». Un avis que ne partage pas Alain Chouet : « L'expérience de type militaire acquise au combat n'est pas d'une grande utilité dans d'éventuels projets de terrorisme civil. En revanche l'expérience acquise dans le maniement des explosifs et surtout la capacité de recrutement et d'influence, l'aura de prestige de ceux qui auront participé à ces "brigades internationales" est tout à fait inquiétante. Nous aurons  demain à faire face à des "Arabes syriens" comme il y a vingt ans aux "Arabes afghans" qui ont servi de modèle et fourni la main d'oeuvre d'Al-Qaïda et de ses mouvements franchisés. Il faut s'y préparer ».


Encadré : Les jihadistes tunisiens préoccupent Tunis
Il serait plus de 800 Tunisiens à combattre aux côtés des islamistes en Syrie. « Un petit nombre de Tunisiens ont combattu contre les Soviétiques en Afghanistan et contre les Américains en Irak. Dans le cas de la Syrie, on a affaire à un véritable convoi de martyrs, précise Aaron Zelin. Sur les 280 jihadistes étrangers morts en Syrie que j’ai recensé, les Libyens arrivent en tête avec 60 morts, suivis par les Tunisiens (47 morts), les Saoudiens (44), les Jordaniens (32) et les Egyptiens (27). On compte un Algérien et un Marocain ». Le phénomène a pris une telle ampleur en Tunisie que, sous la pression des familles inquiètes du départ impromptu de leurs enfants, le parquet de Tunis a ouvert, fin mars, une enquête sur les réseaux d'acheminement de ces combattants en Syrie. « Cette mobilisation, impossible du temps de Ben Ali, est aujourd’hui facilitée par l’organisation salafiste Ansar al Chariah, explique Zelin. D’ailleurs, celle-ci n’hésite pas à célébrer publiquement les martyrs tunisiens morts en Syrie ».

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